Comment se sortir du "féminin sacré" sans en perdre l'intérêt ?

Mar 06, 2024

 

Préface de l'édition poche de La Puissance du féminin

 

Cinq ans séparent la sortie de La Puissance du féminin de la version poche que vous tenez entre vos mains. C’est à la fois peu dans l’histoire de l’émancipation des femmes, et pourtant des phénomènes importants ont eu lieu durant cette demi-décennie. D’abord, nous avons été témoin du mouvement #metoo, qui s’est accompagné pour certain.e.s d’une meilleure compréhension de la manière dont le système de domination exerce son pouvoir. L’existence des réseaux sociaux a permis aux femmes de se relier les unes aux autres, de se rassembler et de se soutenir, dans ce que l’on appelle aujourd’hui la sororité. Le nombre de livres écrits pour penser la place des femmes, leurs rapports au monde et leur identité, la quantité de témoignages, de podcasts n’a fait qu’augmenter, répondant à un véritable besoin de nouveaux modèles sociétaux, plus inclusifs aussi des diversités de genre. Et cela peut paraître réjouissant. Pourtant nous assistons aussi à des crispations, voire un backlash aux Etats-Unis avec l’abrogation de l’amendement sur l’avortement, et à la montée du nationalisme en Europe qui menace les droits des femmes. La majorité des revendications féministes en sont toujours au même point, l’intensité de la crise climatique met en évidence l’essoufflement d’un système de prédation des ressources, et l’avenir parait chaque jour plus incertain. Il n’y a en réalité pas vraiment matière à se réjouir. 

 

Plus que jamais, nous avons besoin de nous mobiliser pour que les droits des femmes ne soient pas remis en question. J’aime ce mot de mobiliser, car il parle de la manière dont on peut utiliser les forces d’un groupe pour investir l’espace public, mais aussi d’un mouvement psychique : se mobiliser, c’est rassembler ses propres ressources en vue d’accomplir une action. C’est amener de la conscience sur ce qui se passe en nous, pour que notre geste aille à son terme. Et nous observons aussi, depuis cinq ans, l’essor d’un mouvement que je peine encore à nommer ainsi, une sorte de mycélium de pratiques qui visent une mobilisation intérieure des femmes autour de leur puissance et qu’on appelle le « féminin sacré ». 

 

Une sorte de mycélium de pratiques qui visent une mobilisation intérieure des femmes autour de leur puissance et qu’on appelle le « féminin sacré ».  S’agit-il d’une période de l’histoire, d’une énergie, d’un courant de développement personnel, d’un outil marketing ?

 

Ce terme existait déjà lorsque j’ai écrit ce livre, et il sonne encore mièvre à mes oreilles. Je m’interroge sur l’instance qui aurait sacralisé le féminin, et au nom de quoi. S’agit-il d’une période de l’histoire, d’une énergie, d’un courant de développement personnel, d’un outil marketing ? Probablement d’un peu de tout cela. Et j’aimerais commencer avec une tentative de définition, car un grand nombre des pratiques que j’évoque ensuite s’ont aujourd’hui regroupées sous ce terme de féminin sacré. Elles s’inscrivent dans une recherche d’émancipation des femmes, avec la caractéristique de se focaliser sur des changements intérieurs. Et posent ainsi la question : comment le fait de mieux comprendre nos modes de fonctionnement, nos constructions identitaires, nos relations aux autres peut nous permettre de remettre en question le modèle patriarcal dans lequel nous sommes prises ? Bien entendu, la remise en question individuelle ne suffit pas dans un système qui dysfonctionne, mais l’hypothèse de ce mouvement qui entremêle spiritualité et féminisme, est l’importance de la réponse individuelle, au même titre que la réponse systémique. 

 

Alors pour commencer, pourquoi voit-on un essor de pratiques qui rassemblent les femmes autour de la spiritualité ? Est-ce simplement une coïncidence, favorisée par le fait que se réunir permet d’expérimenter que « quelque chose en plus » nous relie, ou bien est-ce que les femmes ont une prédisposition particulière à entrer en communion avec le mystère des choses ? C’est vrai, je commence le livre en parlant de l’époque de la préhistoire où les femmes avaient pour rôle de tenir les tambours et de jouer les rythmes qui reliaient les communautés aux divinités, longtemps perçues comme féminines. L’écho de ces histoires résonne jusqu’à nous, et savoir que nos aïeules ont occupé une place d’intercesseurs est inspirant. Pourtant, parler de prédisposition d’un sexe pour certains traits de caractère ou comportements est dangereux et limitant. Et c’est bien le premier écueil à parler de féminin sacré, en sous-entendant qu’une essence féminine serait porteuse de qualités. Car cette recherche de spiritualité n’est pas spécifiquement celle d’un genre, mais témoigne d’un manque cruel de narration et d’un désir de se sentir reliés, qui nous touche tous. Il se trouve qu’aujourd’hui, de plus en plus de femmes se rassemblent pour trouver du sens, qu’elles le fassent dans un cercle de parole ou dans une retraite estampillée féminin sacré. Ce phénomène est à observer en parallèle de l’essor des pratiques chamaniques, qui rassemblent autant d’hommes que de femmes, et qui sont le signe d'une quête globale de communion avec ce qui nous dépasse. 

 

Pris dans cette définition, le "féminin sacré" est alors un courant extrêmement récent, à la croisée du développement personnel, du féminisme et de la spiritualité, qui propose aux femmes de repenser leur identité de genre, leur place dans la société et l’héritage culturel d’un système sexiste, en se focalisant sur l’intériorité, sans pour autant qu’elles aient un engagement militant. Il rassemble autant des pratiques païennes en lien avec des cultes celtes ou amérindiens, l’intérêt pour Marie-Madeleine, des cérémonies dédiées à la lune, des tentes rouges, des festivals en non mixité, du néo Tantra, l’accompagnement global de la grossesse, la valorisation des menstruations ou encore des cercles de parole. Bref, des expériences d’une grande variété, qui se regroupent en une nébuleuse difficile à circonscrire. Et je trouve ça très joyeux.

 

A un niveau personnel, j’ai aussi depuis cinq ans beaucoup lu et écouté les féministes, je me suis intéressée aux récits queer, à la théorie du genre et heureusement ma pensée a évolué. Je continue de penser que la plupart des pratiques dont je parle dans le livre proposent des possibilités de s’interroger sur les définitions de la féminité, et d’en trouver de nouvelles. Pourtant, si j’écrivais La Puissance du féminin aujourd’hui, je ne nommerai pas l’existence d’une puissance féminine intérieure, ni n’utiliserai le terme de polarité, que ça soit pour parler de yin et de yang ou en terme jungien d’animus et anima. D’abord parce que j’ai découvert depuis que le yin et le yang ont été associées au féminin et masculin assez tardivement dans la pensée chinoise, pour justifier que les femmes restent tournées vers le foyer et n’investissent pas l’espace social, témoignant encore une fois de la construction culturelle du genre. Mais aussi parce que l’amalgame est trop vite fait entre ces polarités et nos assignations genrées. Malgré la tentative de séparer les deux, parler de féminin et de masculin revient généralement à parler des hommes et des femmes, et nous enferme dans des définitions figées. Au contraire, ma recherche maladroitement nommée du « féminin »  interroge la construction culturelle de la féminité, et la manière de continuer à la faire évoluer. J’espère que la lecture du livre nourrira des questionnements sur vos définitions de la féminité, lorsqu’elles s’émancipent des diktats sociaux. Et ce que j’observe dans le livre, c’est que cette redéfinition passe souvent par le corps.

 

Il y a une reconnexion des femmes à leur corps, comme point d’entrée pour une réflexion identitaire. Il est à comprendre dans une dynamique individuelle de déconstruction des images de la féminité dont nous avons héritées. 

 

Dans le système de domination patriarcal, le corps des femmes est un outil de soumission qui les enferme le plus souvent dans un statut d’objet - du désir de l’homme, de son regard, de ses moyens de contrôle. Pourtant, un certain nombre de pratiques dont je parle témoignent d’une reconnexion des femmes à leur corps, comme point d’entrée pour une réflexion identitaire. Il est à comprendre dans une dynamique individuelle de déconstruction des images de la féminité dont nous avons héritées, pour faire de l’expérience sensible du corps une manière de se l’approprier différemment, et sortir du statut d’objet. Connaitre la nature du cycle menstruel et ses conséquences sur notre état émotionnel, célébrer l’entrée dans la féminité, vivre la grossesse ou la ménopause avec attention sont à la fois des manières de valoriser des expériences qui étaient taboues ou dénigrées, mais transforme aussi pour chacune l’image de ce que signifie être une femme. Il ne s’agit pas d’en faire un nouveau dogme, mais plutôt de témoigner que ces étapes peuvent être saisies comme points d’appui pour expérimenter plus de puissance : une meilleure connaissance de son corps, une plus grande autonomie, la redécouverte de manières de prendre soin de soi ou de se soigner en complément de la médecine allopathique, une valorisation de qu’on a appris être sale, pervers ou impur. 

 

Ce réseau de pratiques favorise souvent des prises de conscience écologiques ou écoféministes, autant qu’il les accompagne. 

 

Ce réseau de pratiques favorise souvent des prises de conscience écologiques ou écoféministes, autant qu’il les accompagne. Par la mise en commun d’expériences et d’outils qui les soutiennent au quotidien, il permet la construction d’un tissu social de proximité entre femmes. Elles s’épaulent et partagent la vision qu’un lien retrouvé à la nature, de même qu’à leur corps, leur donne une forme de pouvoir. Les femmes que j’ai rencontrées apprennent à se soigner, habiter, mettre au monde, consommer de manière alternative pour s’engager dans un modèle différent du capitalisme. Elles y trouvent une puissance d’agir, qui va de pair avec leur vulnérabilité, et qu’elles se réapproprient. Cette dynamique est à comprendre à un niveau psychique individuel : arrêter de vouloir développer uniquement sa force, accepter ses fragilités, revendiquer ce qui était jugé comme une tare ou un danger, c’est être paradoxalement plus solide. C’est aussi, collectivement, changer de narration et prendre en compte notre besoin de considération les uns pour les autres. 

 

La qualité d’attention que nous déployons face à ce qui nous arrive permet de faire avec notre complexité et nos ambivalences. Elle nous aide aussi à ne pas agir en fonction de slogans publicitaires ou d’injonctions familiales, mais en restant reliées à ce qui est là pour nous, mouvant, multiple ou paradoxal.

 

Enfin, depuis la publication de La Puissance du féminin, ces expériences que je voyais comme des épiphénomènes ont été découvertes par des milliers de femmes. Au delà de me donner chaud au coeur, cela a renforcé ma confiance en notre capacité à transformer l’héritage qui pèse encore sur nos épaules. Et l’intuition que cette voie intérieure, sans doute aussi ésotérique, répond à un appel collectif qu’il est urgent de considérer. 

Peut-être qu’en lisant ce livre, vous aurez envie de ritualiser certaines étapes de votre vie. Un rituel, c’est allier un geste, une intention et une parole afin de provoquer quelque chose dans le réel. C’est se servir d’éléments extérieurs pour soutenir un désir, et lui offrir une présence attentive. La qualité d’attention que nous déployons face à ce qui nous arrive permet de faire avec notre complexité et nos ambivalences. Elle nous aide aussi à ne pas agir en fonction de slogans publicitaires ou d’injonctions familiales, mais en restant reliées à ce qui est là pour nous, mouvant, multiple ou paradoxal. Pour nous guider, il y a notre habileté à sentir, qui s’affine lorsque nous sommes en cercle. Car peut-être aussi aurez-vous envie de rejoindre d’autres femmes, pour entamer ce travail sacré de l’écoute. Se réunir permet d’expérimenter la trame qui nous relie, les échos dans les récits de vie, les jeux de miroirs qui éclairent nos modes de fonctionnement et nous inspirent du courage. C’est sans doute ce que j’ai le plus reçu de m’asseoir avec d’autres dans l’authenticité : un soutien pour me regarder avec compassion, pour nourrir mon désir de liberté et d’accomplissement, pour entrer en relation de manière significative. Tout cela me conduit là où je ne peux aller seule. N’est-ce pas l’enjeu de la sororité ?

 

Alors je nous vois, reliées de cercles en cercles, qu’ils soient réels ou virtuels, présents dans les foyers ou organisés en communautés, comme des veilleuses. On pourrait croire qu’elles ne font pas grand chose, ces gardiennes de l’âtre, elles s’assurent simplement qu’une lumière reste allumée - pourtant, leur rôle est nécessaire à la rotation du monde. J’aimerais ici remercier toutes celles qui se sentent à cette place, peut-être dans la pénombre, à éclairer leur histoire et leurs modes de fonctionnement, avec vigilance et patience, à prendre soin des brèches. Ce qui les relie, c’est la conviction qu’en se comprenant mieux, qu’en se soutenant les unes les autres et en apprenant à faire avec ce qui leur échappe, elles tracent un chemin de beauté pour les futures générations. Si vous avez l’intuition que cette voie est la vôtre, je vous encourage à expérimenter les pratiques de ce livre avec curiosité, à questionner ce qui est nommé vérité, à créer de nouveaux récits à partir de votre vécu sensible, à lire et à apprendre. Et à écouter ce que le silence vous raconte, car il est bon d’oeuvrer depuis cet espace de silence, dans ce qu’il porte de sagesse et d’intranquillité.